Le cœur des mots et le pouvoir de l’invisible
MORDRE L’INCONNU !
Pour panser nos peurs traumatiques.
Le courage d’être soi va s’imposer parfois à nous comme une nécessité, celle de sortir de la survie, pour naître enfin à la vie.
C.R.
“Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux.”
René CHAR« Nous faisons parfois l’expérience au théâtre que le langage est un drame visible et que la pensée se voit. »
Valère NOVARINA« Il n’y a que deux conduites avec la vie : ou on la rêve ou on l’accomplit… »
René CHAR
Cette invitation au voyage, aux pays des mots m’a été inspirée par vous chères lectrices, chers lecteurs, chères chercheuses, cherchants du sens et du désir à soi.
Il me fallait vous entretenir, comme un impératif catégorique, car j’avoue être parfois saturée de ce verbiage autour du développement personnel, nouvel « opium du peuple ». On assiste pour beaucoup au succès d’une imposture semble-t-il ?
À grand coup de vulgarisation du fameux « Connais-toi toi-même ! » de Socrate, inscrit sur le temple d’Apollon à Delphes, aux yeux des mortels que nous sommes.
Qu’en est-il de cette démarche introspective, narcissique portée comme la voix spirituelle d’une nouvelle ère… ?
En quoi l’utilisation des mots au cœur de notre dialogue sensoriel est à contre-courant de cette déferlante conceptuelle ? Notre moi nous est révélé par l’idéal d’une cohérence, d’une unité concrète, d’un alignement qui ne va pas de soi.
Le pouvoir des mots
Il nous faut déconstruire :
« ON est ce que l’on n’est pas et ON n’est pas ce que l’on n’est ! »
Et les mots sont des acteurs de vision de nous-même, essentiels à revisiter. J’y reviendrai en traversant le travail de l’acteur, ou de quelle manière voit l’acteur lorsqu’il entreprend par sa voix de convoquer l’invisible.
Quelle est la place des mots, dans ce voyage, ce procès de défiguration, de déconstruction du visible routinier ? Comment éviter ce que nous pourrions appeler « la vue trop sue », trop concrète des choses ? Comment oublier l’objet que nous simulons d’être quand nous cherchons désespérément une harmonie superficielle et dévastatrice.
Voici les trois fils d’Ariane que je souhaite transmettre dans mon travail d’accompagnante, de soignante, ou d’accoucheuse — comme il vous arrive souvent de m’appeler :
Le laconisme poétique,
Le goût de la liberté,
La modestie face à l’intelligence raisonnante,
Ils forment aujourd’hui le terreau du chemin à explorer ensemble !
La conscience renvoie dans sa structure même à une autre enveloppe qu’elle-même. En effet, elle se dédouble dans tout ce processus qui nous pollue, on oublie que notre conscience possède un écho-miroir. Nous ne cessons de faire des efforts constants pour adhérer à soi, or, cela a pour effet de nous désolidariser du nous.
Le soi est l’état de pure conscience. Pour le psychiatre et l’un des pères de la psychanalyse Carl Gustav JUNG (1875-1961), il est la source, le moteur et le but du processus d’individuation que chaque être humain devrait effectuer au cours de sa vie. Il ne faut pas confondre ce processus avec celui de l’individualisation et du « MOI, JE… ».
En voilà des contradictions, il semble que la volonté de puissance sur nous, soit bien plus désordonnée, la volonté de ne faire qu’un, fait-il du sujet que nous sommes un objet ?
Chaque sujet est soumis à un changement continuel. Il n’y a que les objets qui sont ce qu’ils sont une bonne fois pour toute !
Force est de constater que nous perdons facilement nos repères depuis l’arrivée d’une communication proactive qui ose tout : en entreprise, en ressources déshumanisées, en consumérisme totalitaire… C’est pourquoi en transfigurant, transformant, associant, ou détruisant les mots, nous pouvons parvenir à faire voir ce qui est invisible à notre raison dans un premier temps.
Ma feuille vineuse
… sous le buisson généreux de ses images, qui ont l’air de parler des mots, transfigure-t-il l’aveu embusqué du vieillissement : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux. Un moment nous serons l’équipage de cette flotte composée d’unités rétives, et le temps d’un grain, son amiral. Puis le large la reprendra, nous laissant à nos torrents limoneux et à nos barbelés givrés.»
Dans les Chants de la Balandrane (1975-77)
René CHAR, Œuvres Complètes
J’ai tout pris d’un coup de ces hypothèses avec la certitude que, dans les temps d’épreuves, les coups de gueule, comme sous les ors de la notoriété, René CHAR (1907-1988) n’avait jamais perdu la lucide rusticité des gens de la terre. Elle lui a légué sa verve tellurique, son refus de plier, son quant-à-soi irréfutable qui éconduit l’intrus et sa capacité à tourner le dos à ses interprètes, dans une impérieuse solitude.
« MORDRE L’INCONNU »
Les mots ont des vies si singulières, ils ne s’agit pas du sens figuré, propre ou ordinaire….
Je m’explique : cette dernière expression mérite que l’on s’y arrête. Louis JOUVET (1887-1951) acteur, metteur en scène et grand directeur de théatre, remarque de la sorte que le réservoir d’images toutes faites prégnant chez l’acteur (son petit imaginaire personnel) doit être battu en brèche et doit s’ouvrir, céder à l’altérité́ du texte, des mots qui le constituent. Par la « physique des sensations » qu’il postule, l’acteur entamerait une action tout aussi bien sensible que mentale de prospection, de détection, d’association susceptible de le sortir de lui-même. Ainsi ce dernier parviendrait à « Mordre l’Inconnu » et à acquérir de la sorte, par l’exercice expérimental de l’énonciation, un authentique pouvoir de découverte et de connaissance.
Voici quelques mots de M. JOUVET autour d’un comédien qui doit être désincarné comme les mots de nos poésies intérieures !
« Le comédien, il rétrograde, il remonte à la source, et sautant par-dessus l’idée et le sens, par des moyens à lui, par un mécanisme à définir d’ailleurs, mais qui est long et personnel et innombrable par ses cas, il va retourner à la sensation. » Ou bien encore : « Il faut placer la sensation avant tout autre travail »
Le Comédien désincarné, Louis JOUVET
À lire absolument pour ceux qui ont perdu le sens de la vie, des mots pour la raconter et des sens en eveil de soi, afin de vivre sa vie dans la vie !
Toutes nos investigations sont rêveries physiques, animales, et doivent nous reporter, remettre à la source de l’écriture, au moment de la procréation intérieure.
Ici, dans le texte se trouve l’origine de l’horizon utopique donné à l’acteur pour pouvoir retrouver l’impulsion sensible qui a guidé l’auteur, le sentiment qui lui a dicté la longueur et le rythme d’une phrase singulière. Comme si, par-delà̀ le temps, une rencontre de sensations physiques pouvait s’engager entre le geste de l’auteur et celui de l’acteur. Une sorte d’« épreuve du sensible » bousculant les assurances imaginaires et symboliques est capable d’orienter l’acteur dans une réécriture corporelle du texte et à le doter – dit Jouvet – d’une « vue directe et profonde, d’une voyance. » On trouve encore de façon inopinée dans Le comédien désincarné ceci : « On a oublié́ ce qu’on savait, on s’est refait un esprit neuf. (On a vu la réalité́ d’un texte). »
Voir semble donc indexé au fait d’entendre et aux forces de déplacement tout autant somatiques que psychiques enclenchées par l’écoute. Ainsi les répétitions sont-elles caractérisées par Jouvet comme des « exercices de déséquilibre de soi ».
Faisons le net sur ce lien de vous, actrice, acteur, voyant, entendant des mots poétiques à accoucher comme une renaissance à soi.
Tordre le langage pour s’émanciper du connu
Le terme de « voyance » est également présent dans les écrits de Valère NOVARINA (dramaturge, essayiste, metteur en scène franco-suisse né en 1942). Il s’agit d’opérer un drame à l’intérieur de la langue en contrariant le pouvoir du langage afin de déchirer la texture routinière du visible et du pensable. Les énumérations interminables qu’il a inscrites mettent à l’épreuve la résistance physique et psychique des acteurs en visant à épuiser le corps et à déstabiliser l’esprit dans sa faculté́ à se représenter ce qu’il énonce. Cette écoute de l’acteur au moment même où̀ il énonce, tendrait alors à le mobiliser et à faire bouger ses facultés perceptives, sensorielles et imaginatives.
De façon similaire, le philosophe Martin HEIDEGGER (1889-1976) évoque ce phénomène :
« Ce n’est pas l’homme qui parle. C’est le langage qui parle. L’homme ne parle que pour autant qu’il répond en langage en écoutant ce qu’il lui dit »
« L’homme habite en poète » Essais et conférences, (1951)
L’acteur à l’écoute se saisirait alors ce qui se décale, ce qui se détache des façons répertoriées, convenues, conventionnelles de dire, bouger et penser. Le voilà prêt à saisir ce qui s’ouvre et se met à « jouer » en lui.
« L’acteur ne doit pas jouer les phrases, il doit jouer entre les phrases» reprend Jouvet qui situe ainsi le plus souvent le cœur du « jeu » dans les blancs du texte, dans les sauts et les intervalles silencieux. Ce sont ces « temps en sourdine et [ces] déclenchements intérieurs » qui sont propres à lever des sensations physiques et à « interroger son imagination».
Pour avoir le sentiment de soi, nous devons trahir le sens des mots qui nous a été appris, au cœur du cercle familial, à l’école, à l’université, chez les spécialistes, dans la rue, au travers des modes ou bien même du développement impersonnel… Ne soyons pas naïfs !
Cultivons le point d’interrogation, le mot perdu, l’écoute réincarnée de nos emotions oubliées, de notre enfant endormi, et pour certains, inconnu.
Les mots sont là pour nous conduire autrement que dans un cadre académique (signifiant / signifié). Ils ont comme ceux des poètes, des acteurs, des peintres, des écrivains. Un sens que nous pouvons effleurer en douceur, avec courage. Pour trouver une liberté à soi et abandonner les schémas utiles et stériles que ce XXIème siècle ne cesse de vouloir mettre en boite.
Il nous faut quitter ce que nous avons appris, notre émotion intérieure n’en n’a pas nécessité, elle s’essouffle et devient sourde à nos âmes en mal de résonance, de vibrations, de sens intime… de sens tout court !
Mise en pratique par les pratiques narratives
Par ce parallèle, que je vous fais vivre en expérience, au travers des pratiques narratives, vous mettez des mots et redevenez l’acteur de vos émotions, comme l’acteur se réincarne. Il nous faut nous réincarner dans un voyage poétique, les arts qui nous soignent. A vous de choisir celui qui vous emportera dans cette terre oubliée, terre d’exil, source d’anxiété, de peur…
Et si retrouver le sens caché de nos « mots/maux intérieurs », résidait dans l’élan vif de notre désir de travailler à devenir l’acteur de notre vie ?
Mon travail consiste à faire des liens, en réintroduisant des représentations mentales pour chaque manifestation de la mémoire traumatique. Une perfusion de sens qui cherche à réparer et rétablir les connexions qui ont subi des atteintes. Réparer l’effraction psychique initiale, la sidération psychique liée à l’irreprésentabilité des violences qui rend le cerveau incapable de contrôler la réponse émotionnelle. C’est le processus qui est à l’origine du stress, de la disjonction, puis de l’installation d’une dissociation et d’une mémoire traumatique. Cela se fait en « ré-explorant » le vécu des violences, accompagné par un professionnel.
La sécurité psychique offerte par un accompagnement est nécessaire pour que ce vécu puisse petit à petit devenir intégrable. Il deviendra alors mieux représentable, mieux compréhensible, en mettant vos mots sur chaque situation, sur chaque comportement, sur chaque émotion, en analysant avec justesse le contexte, ses réactions, le comportement de l’agresseur. Il s’agit de remettre le monde à l’endroit. Reconstituer avec l’enfant son histoire en restaurant sa personnalité et sa dignité. Le débarrasser de tout ce qui les avait colonisées et aliénées. Pour que la personne que vous êtes fondamentalement, puisse à nouveau s’exprimer librement et vivre tout simplement. Pour que l’enfant terrorisé ne soit enfin plus jamais seul, et « abattre le mur du silence et rejoindre l’enfant qui attend » comme dirait la psychanalyste Alice MILLER.
En savoir plus :
.. « Il faut mettre le monde à l’envers pour le remettre à l’endroit, pour nous »…
C’est touffu, vivant mais avant cela faut marcher sur « nos » cadavres (dans notre palmarès) sans crainte…. pour mieux affronter nos peurs… C’est fort
C’est un texte d’une richesse inouïe et ne t’en déplaise à décortiquer-oublions un peu la spontanéité- Bravo !